Motu Uta, 1980. L'eau est une vraie mare d'huile, protégée du vent par des infrastructures portuaires. Un léger courant pousse une frêle embarcation vers la sortie du port de Papeete. Le mégaphone résonne encore une dernière fois : Vous pénétrez dans une zone interdite. Veuillez rebrousser chemin immédiatement. La sentinelle a dû rendre compte, et son supérieur a compris la situation. Un gamin, seul sur une planche à voile, attend gentiment la risée, pour se sortir du pétrin dans lequel il s'est fourvoyé. Mais, pourquoi ?

Pourquoi ? C'est la question que Camillo Felgen se posait à la radio il y a quelques semaines. Vingt ans que le chanteur se demande pourquoi il est seul. Assis sur un muret de la Maison de la Jeunesse et de la Culture, seul aussi, un adolescent écoute les paroles d'une oreille distraite : "Doch, ich bin einsam, bin immer einsam, und ich frag mich : Warum ?"

"Pauvre Camillo, se dit-il. Quoique. Avec tous les disques qu'il a vendus depuis, il doit être millionnaire". Mais ce n'est pas cette richesse qui sera abordée dans ce billet.

Il redresse la tête, et derrière ses lunettes, de l'autre côté de la rade se dresse Motu Uta. A sa droite, des lycéens prennent leur déjeuner. Ils sont au même lycée, et ne le fréquentent pas. Pourtant, ils sont fort sympathiques, mais les emplois du temps et les habitudes de chacun, font qu'ils ne se croisent pas. Or, depuis la rentrée, notre solitaire s'est volontairement isolé de ses amis, pour préparer un examen très important. C'est la seconde fois qu'il le présente et il n'aura pas d'autres chances. Alors, il vient réviser ici pendant la pause de midi, là, où il n'allait jamais. La solitude l'a rapproché d'eux, et sans elle, il ne les aurait jamais côtoyés.

Le groupe le regarde, un peu amusé. Pour eux, il n'est qu'un intellectuel plongé dans ses livres, préparant déjà son baccalauréat, alors que les cours ont à peine commencé. Il rebaisse la tête et se concentre sur la question.

La visite pré-vol est effectuée :

a) obligatoirement par le commandant de bord,

b) le matin par le mécanicien,

c) une seule fois par jour avant le premier vol,

d) uniquement après une réparation ?

Non, il ne prépare pas son bac de français[1] !

Sur sa gauche, une fille aux cheveux courts s'approche. Elle est sûrement intriguée par l'épaisseur de ce qu'elle pense être un roman. Elle longe un cours d'eau, qu'elle n'a visiblement pas vu. Arrivée à proximité, elle se dresse, reluque le titre, et glisse de la rive dans les flots. Elle remonte toute détrempée. Confuse, elle se présente en oubliant le sujet de sa quête. Notre "tombeur" restera, pour elle, un solitaire mystérieux.

La musique s'estompe pour être remplacée par les actualités : Arnaud de Rosnay vient de réaliser un raid de 900 km dans le Pacifique, avec une planche à voile !

"Mais au fait, Tahiti est dans le Pacifique et ma planche, dans le garage. Et si je faisais le tour de l'île après l'examen en guise de récompence ? Mon entrainement est correct et la saison des pluies n'arrivera pas d'ici deux mois", pense notre héros. Les idées germent aussi dans la solitude.

Sur ce il referme le livre et prend le chemin de l'école. Là, une autre demoiselle aux longs cheveux ondulés, et plutôt menue, l'invite à monter sur sa moto minuscule : une Honda CT 70 ! Le tableau est tout simplement mignon. Il accepte et s'installe à l'arrière. Sa silhouette de Grand Duduche[6] gâche aussitôt l'esthétisme de la scène. La jeune fille lui propose alors de prendre le guidon pour rétablir l'harmonie. Accompagné, il n'aurait jamais eu cette proposition. La solitude crée l'opportunité.

Les résultats de l'examen sont tombés il y a quelques jours. Ils sont largement satisfaisants. C'est un samedi, le jour vient de se lever, et une brise légère souffle sur la Pointe Vénus. Elle est bien orientée, mais pas assez forte pour un tour de l'île dans la journée. L'objectif est revu à la baisse : dépasser Papeete. La voile lattée est étarquée, le wishbone correctement fixé, la dérive à sa place, et le diabolo du mât dans son logement. La Sailboard[3] est prête et attend sur la plage.

Vêtu d'un simple maillot de bain, notre véliplanchiste naviguera en solo et sans assistance à un mille des côtes. Pour sa sécurité, ses parents le suivront depuis la côte, avec un Zodiac Mark II[4] attelé à une R12 break. Ainsi, à la moindre difficulté, ils pourront le récupérer. Quand les fonctions de chacun sont bien définies , le travail d'un solitaire s'intègre dans celui d'une équipe.

Après une dernière embrassade, il pousse sa planche en soutenant le mât et avance jusqu'à ce que l'eau lui arrive à la taille. Il sort la dérive, monte sur le flotteur et attrape le tire-veille pour soulever la voile. Une fois le mât vertical, il attrape le wishbone et borde légèrement la voile. La brise s'y engouffre et l'aventure commence.

Il traverse la baie Ouest de Mahina, dépassant le Tahara et sa falaise, pour se diriger vers Arue et sa passe. Celle-ci est l'entrée d'un dédale de coraux affleurants qui se termine à Papeete. Dans le lagon, la mer est bien formée, et le vent plus faible. L'équilibre devient plus délicat et le chenal disparaît régulièrement sous la houle. La chute est à éviter, car l'état de la mer promet une remontée laborieuse. En face, sur tribord, un Poti marara[2] vient sur lui. Sa coque en V fend l'eau et génère une vague d'étrave, qui dans ce cas, n'est pas du tout, mais vraiment pas la bienvenue. La chute est imparable et impossible de remonter sur la planche, tellement elle tangue. En bas, sous la surface, il y a les pointes noires[5] . "N'y pense pas", se répète-t-il.

Le hors-bord est loin, maintenant. Il remonte et chute plusieurs fois, chahuté par une houle régulière. Découragé, il arrive quand même à se maintenir à genoux sur le flotteur. Lentement, il se redresse en s'aidant du tire-veille comme rampe. Et, avec la plus grande précaution, il hisse la voile. Il jette un coup d'oeil en direction du Yacht Club de Tahiti, en se demandant s'il doit continuer ou capituler. Son instinct l'invite à poursuivre l'aventure. La solitude nous fait prendre conscience de nos limites. Les sous-estimer provoque l'angoisse et les surestimer, l'échec. Dans les deux cas, il y a un danger plus important.

Arue laisse la place à Pirae. Le vent n'y est pas plus fort, mais la mer plus calme, et les coraux plus espacés. La matinée est déjà bien avancée et les bras ressentent la fatigue. Puis, le vent se lève suffisamment pour assurer une vitesse de croisière plus confortable. Légèrement penché en arrière et maintenu par la voile, il récupère, sans prêter attention à la digue à droite. Mais, au fait, comment est-elle reliée à l'île qui se trouve à gauche ? se demande-t-il. La réponse est immédiate. Un pont lui barre la route, et il n'est pas suffisamment haut pour que le mât puisse passer en dessous. Sans réfléchir, il lâche le wishbone et rattrape le tire-veille, inclinant ainsi la voile sur babord. La planche lancée sur son erre, glisse sous le pont, qui n'est autre que l'entrée du port commercial. Il se retrouve alors piégé dans une zone réglementée sans vent et dans l'impossibilité de manoeuvrer. Il doit être la risée de la Capitainerie. Par chance, le trafic est nul à cette heure de la journée et un courant l'emporte vers la sortie de la rade, en contournant Motu Uta. La prochaine fois, il regardera d'abord l'intinéraire sur une carte. La solitude nous apprend à assumer et à corriger nos erreurs.

La surface de l'eau se ride, la voile se gonfle, et la planche est à nouveau manoeuvrable. Il se rapproche de la MJC, là où se trouve l'équipe chargée de sa sécurité, et, de vive voix, ils conviennent de se retrouver à Puna'auia.  Le cap est pris pour sortir du port où un dernier danger est présent. La route croise l'axe de la piste de Faaa, où chaque long courrier au décollage est, pour une petite embarcation, une véritable petite tornade. La piste est libre.

Une fois l'axe coupé, il longe la piste où un autre lagon l'accueille avec des voies navigables plus larges. C'est la première fois qu'il la voit sous cet angle : il n'est pas dans l'habitude des avions de voler aussi bas. Le seuil de piste dépassé, il abat pour se mettre en vent arrière. La vitesse est agréable et il arrive sans encombre à destination, concluant ainsi une navigation d'une vingtaine de kilomètres. L'équipe n'est pas encore arrivée. Elle est dans les embouteillages !

Il débarasse le flotteur de la voile et de la dérive, et retourne avec dans le lagon, pour s'allonger et profiter du calme. La jeune fille aux longs cheveux ondulés nage à sa rencontre. Elle porte un bikini noué. Il se met à l'eau, et tous les deux, côte à côte, se retiennent à la planche pour discuter. Au bout d'un moment, elle lui demande :

" Pourquoi restes-tu dans ton coin à la MJC ?

- Parce que je suis timide, répond-il.

- Timide ! " insiste-t-elle en regardant son épaule : le lacet de son bikini fraîchement dénoué, glissait au niveau de son cou. Un solitaire peut aussi s'offrir aux autres.

Aujourd'hui, je vérifie une dernière fois mon VTT et m'apprête à retrouver partiellement une liberté bâillonnée par deux mois de confinement. Deux mois pendant lesquels, des mesures répressives[7] ont été instaurées et des moyens technologiques[8] ont vu le jour pour vérifier que la population les respectait. Des idées de vaccins[9] , puces[10] et applications[11] ont germé pour un meilleur contrôle du citoyen. Tel un jukebox, l'ordinateur diffuse l'un après l'autre des tubes des années 80. Julie Pietri entonne Magdalena :

Maria Magdalena dansait dans tes bras

Un été souviens-toi du côté de Palma

Le coeur à fleur de peau tu t'es dis pourquoi pas ?

Magdalena.

Une larme dégouline sur ma joue en repensant à l'adolescent que j'étais. J'ouvre la porte pour sortir et découvrir le monde d'après : celui après l'épidémie. Les gens marchent seuls derrière leur masque, apeurés. A chaque fois qu'ils se croisent, ils s'éloignent les uns des autres.  Une pression sur la pédale et la machine s'élance sur la piste. Derrière mes lunettes de soleil, la métamorphose opère : un subtil mélange entre John Le Sauvage[12] et Thomas A. Anderson[13] , m'envahit. Un solitaire peut être altruiste.

Notes:

[1] Voir : Le Pacifique : le goût de l'aventure

[2] Le Poti marara est le bateau utilisé par les Tahitiens pour chasser la bonite. C'est un bateau très rapide et extrêmement maniable, qui se pilote avec un manche, comme celui d'un avion. Ainsi, le pêcheur, installé dans son cockpit, à l'avant de l'embarcation, peut d'une seule main la diriger vers le banc de poissons qu'il a repéré, et de l'autre, lancer son harpon. L'arrière du hors-bord n'est pas pontée, ce qui permet d'y jeter directement les prises.

[3] Marque de planche à voile dans les années 70 - 80.

[4] Un petit pneumatique de 50 cv qui avait déjà effectué l'aller-retour entre Tahiti et Mooréa.

[5] Carcharhinus melanopterus : requin présent dans les lagons, très peu agressif envers les humains, mais c'est quand même un requin.

[6] Le Grand Duduche est un personnage de fiction de Cabu. C'est un lycéen grand, mince, blond, avec des lunettes, plutôt naïf et rêveur.

[7] Amende de 135 € pour défaut d'attestation de déplacement dérogatoire, accès à une plage, etc.

[8] Caméra de détection de port de masque à la RATP.

[9] Projet de vaccination obligatoire de l'OMS.

[10] Projet d'implantation d'une puce faisant office de carnet de vaccination.

[11] Applications de traçabilité des personnes ayant contracté le COVID-19 ou ayant été en contact avec un malade.

[12] Personnage fictif d'Aldous Huxley, dans "Le meilleur des mondes". C'est un jeune homme qui s'oppose à un monde où tout est normalisé.

[13] Personnage fictif des Wachowski, dans "Matrix". Thomas A. Anderson est un homme ordinaire qui ne se doute pas que le monde dans lequel il vit pourrait être différent de ce qu'il en ressent, jusqu'au jour où il décide d'explorer ce qu'il y a entre les hommes et la réalité.