BEM HENRI POINCARE

1989, l'URSS vit ses trois dernières années avant d'imploser[1]. L'alliée de la Seconde Guerre mondiale est depuis redevenue l'ennemie. Les querelles entre capitalistes et communistes ont divisé le monde en deux. À l'Ouest, donc à gauche sur le planisphère, se trouvent les pays de l'OTAN, qui partagent plutôt une idéologie dite de droite. À l'Est, donc à droite sur la carte, règnent l'URSS et la Chine, deux mastodontes aux idées de gauche. L'Océan Atlantique s'impose comme un fossé entre l'Amérique et l'Europe. Les USA ont récupéré les savants et la technologie du III° Reich[2] , et invitent toute l'Europe à participer au rêve américain[3] . Toute ? Non ! Un pays peuplé d'irréductibles Gaulois refuse de se laisser guider[4] , et en 1966 quitte le machin[5] pour assurer lui-même sa défense, en développant son propre programme de dissuasion nucléaire. La démarche est en soi toute naturelle : les animaux pratiquent instinctivement l'autodéfense.

Dans ce contexte où la droite et la gauche s'embrouillent, le Bâtiment d'Essais et de Mesures Henri Poincaré prend son service en 1968. Ancien pétrolier racheté par la Marine Nationale, le BEM HENRI POINCARE est une petite ville de 300 personnes, dont la principale fonction est de suivre la trajectoire des missiles nucléaires. Leur lancement étant plutôt rare, le bateau est moins souvent en mer que le reste de la flotte, ce qui lui a valu d'être surnommé La Reine des Quais. D'ailleurs, la première fois où nous avons fait connaissance, il était en cale sèche : pas une goutte d'eau autour de lui ! Un vrai bâtiment !

À bord se trouvent une boutique, un laboratoire photo, un bloc opératoire, un cabinet dentaire, une centrale électrique, un dispositif de traitement de l'eau, quatre restaurants, un service d'ordre, une chaîne de télévision, un terrain de volley, des hélicoptères, et même un dojo. Mais sa spécificité réside dans sa puissance de calcul, qui lui permet de suivre en temps réel, à plus de 5000 km, des corps célestes de la taille d'une pièce de cinq francs[6] . Oui, à l'époque, l'euro n'existait pas !

Cette puissance est enfermée dans des ordinateurs dont la technologie s'étale sur trois générations. Un Mitra programmé par des cartes perforées, occupe une place importante du local informatique. À côté de lui, des mini-ordinateurs sous Unix, le narguent de leur puissance insolente. Plus haut, dans les bureaux des ponts supérieurs, des micro-ordinateurs, les premiers Macintosh, traitent les courriers et les rapports. Le fonctionnement de toute cette complexité est le secret bien gardé d'un seul homme, un civil, un ingénieur de l'armement, qui, contrairement aux marins mutés régulièrement, est autorisé à un poste permanent. Il est le seul à connaître toutes ces machines. Il les a choisies, installées et améliorées. Il est la mémoire du bateau.

Le suivi des missiles est une activité classifiée "secret défense". Un officier de sûreté nous a enseigné ce que nous avons le droit de dire ou le devoir de taire. En particulier, annoncer la date et le lieu d'une mission est pénalement répressible. Aussi, lorsqu'un chef de quart interpella le Commandant en plein mess, pour lui signaler notre départ imminent pour les Açores, ce dernier dut contenir sa colère. Comment un simple subalterne en savait autant sur la prochaine mission, alors que lui, Capitaine de Vaisseau, attendait encore la confirmation de ses supérieurs ?

La réponse est très simple. Le Télégramme, journal de Bretagne, mentionnait la fin de la refonte d'un sous-marin de classe Redoutable. Celle-ci consistait à rendre les 16 tubes lances-missiles légèrement plus volumineux[7] . Or, quand le calibre d'une arme est modifié, s'ensuit toujours un tir d'essai, afin de s'affranchir de toute mauvaise surprise lors de son usage. Pour les missiles ballistiques, la cible est à 5000 km des côtes françaises, dans l'Atlantlique, et la trajectoire passe par les Açores, là[8] où se trouve une station de mesures, rattachée au Centre d'Essais des Landes. Or, pour remplir sa mission, le bateau doit se rendre à proximité de la cible. Le "secret défense" venait d'être divulgué à l'ennemi par la presse locale, avant que les intéressés en n'eussent eu connaissance. Aussi, c'est sans surprise que nous croiserons le Kosmonavt Yuri Gagarin dans la zone de retombée. Officiellement, ce bateau a été construit pour suivre les satellites soviétiques et leur lanceur. Or, un M4 n'est rien d'autre qu'une petite fusée. Qui peut le plus, peut le moins, dit l'adage. Comme quoi, la fierté nationnale n'est pas notre meilleure alliée.

Aujourd'hui, le temps a passé. Le Monge a remplacé le Poincaré, qui a été démoli. La guerre froide n'est plus qu'un souvenir, certes encore tenace. L'ingénieur a été nommé Chevalier de l'Ordre National du Mérite[11]. Un ancien responsable du parti gaulliste, a détruit la stratégie de son fondateur[9]. Le socialisme s'implante de plus en plus en Europe : une partie de la droite bascule à gauche. Le globe légèrement tourné vers l'Ouest, replace les pays selon leur orientation politique : la gauche est à gauche et la droite, à droite. Le Monde change de forme. La Russie, qui jadis s''opposait aux USA, s'en rapproche[10]. Il est vrai que l'idéologie communiste s'est révélée être, dans les faits, une forme de capitalisme : un capitalisme d'Etat. Et toute cette guerre des secrets où chacun devait choisir son camp, soit celui des gentils, soit celui des méchants, n'était, après tout, qu'une agitation entre des bonnets blancs et des blancs bonnets. Homo homini lupus est ! L'homme est un loup pour l'homme. 

 

Notes:

[1] Dislocation de l'URSS le 26/12/1991.

[2] Opération Paperclip (1945 - 1957).

[3] Le Rêve américain est véhiculé par la série télévisée Les Jours Heureux (Happy Days) de 1974 à 1984, puis régulièrement rediffusé depuis. Le 18 juillet 2013, il vire au cauchemar : la ville de Détroit (674 000 habitants) se déclare en faillite, avec une dette avoisinant les 18 milliards de dollars, soit le PIB de l'île de Malte (460 000 habitants).   

[4] Petit clin d'oeil à Réné Goscinny et à Albert Uderzo, pères d'Astérix.  

[5] C'est ainsi que Charles de Gaulle nommait l'OTAN.

[6] Un peu moins de trois centimètres de diamètre.

[7] La classe Redoutable correspond à six sous-marins nucléaires lanceurs d'engins. Initialement, ils étaient équipés du missile M20, qui ne disposait que d'une ogive nucléaire. Ils ont été ensuite refondus pour le missile M4, qui transporte 6 ogives et des leurres. 

[8] Sur l'île de Flores.

[9] De Gaulle s'opposa aux Américains par deux actions principales : il a récupéré le stock d'or français gardé par la FED et a retiré la France de l'OTAN. Nicolas Sarkozy a fait exactement l'inverse : il a vendu une partie du stock d'or des Français aux Américains et a réintégré la France à l'OTAN.

[10] L'Alaska est un état des USA.

[11] Michel Riou fait Chevalier de l'ordre national du Mérite - Le Télégramme (16 mai 2005)