Comment naît une rumeur

22/12/20

Un consultant rend visite à son client, bien décidé à améliorer les performances du service de facturation. Pour cela, il a besoin que le personnel lui explique comment sont réalisées certaines tâches.

Il ouvre la porte d'une pièce exigüe sans fenêtre où s'entassent parfois quatre personnes. Il dépose son matériel et prend son mug. Le rituel matinal est bien rodé : d'abord la machine à café, puis le salut de l'ensemble du personnel, et enfin le travail cloîtré jusqu'à midi.

La responsable du service déboule. Elle paraît affolée. Elle lui fait comprendre qu'il doit s'installer dans son bureau. Il lui énonce les inepties de ce choix. Elle lui tient tête et tout indique chez elle qu'elle vient de recevoir un ordre. Aussi, il reprend son matériel et change de bureau, avant de reprendre son rituel. Après tout, il n'est qu'un invité.

De retour de sa visite, la tasse chaude à la main, il entre dans le bureau de la responsable. L'un des propriétaires de l'entreprise y est présent et affiche à son égard un dédain à peine dissimulé. Qu'a-t-il fait ? Pendant qu'il installe son matériel, le bureau s'est transformé en un centre d'accueil aux personnes en difficulté. Un ballet incessant de râleurs y défile. Soudain la responsable saisit un masque et se l'applique. Elle vient d'apprendre qu'elle a le COVID.

Cette annonce fait l'effet d'une amorce dans la tête du consultant. L'adrénaline se déverse à flot. Les perceptions et les réflexions deviennent fulgurantes.

  • Point sur la situation : probabilité de travailler, nulle ; probabilité d'être infecté, totale.
  • Action : quitter les lieux au plus vite, mais avec courtoisie.

La décision prise, les gestes s'enchaînent sans hésitation avec une redoutable précision. En moins d'une minute, le matériel est rangé dans le sac à dos, et la responsable est saluée. Ses yeux frappés de surprise se figent. Dix secondes plus tard, le consultant traverse l'entrée de la comptabilité pour dire au revoir au DAF qui vient tout juste d'arriver. En arrière plan, un autre consultant savoure la situation, cachant difficilement un rictus illuminé par ses yeux pétillants. Soudain, la troteuse se lance dans une course effrénée. Trop tard, le consultant vient de franchir la sortie de l'établissement avant qu'elle n'ait eu le temps de terminer son tour. Neuf jours après, sa mission s'achève comme prévue. Il rédige son rapport avec les éléments qui lui ont été transmis et le remet.

Courant janvier, le client voulant qu'il continue de l'assister accepte ses conditions financières pour la nouvelle année. Un matin, alors que le premier mois touchait à sa fin, le consultant propose par mail un rendez-vous chez le client. Le même jour un appel téléphonique à l'heure du repas du soir, c'est-à-dire à l'heure où la famille se réunit, lui annonce que sa présence est désormais indésirable et que cette mesure vise à "protéger le personnel féminin". La raison de cette décision serait une rumeur mettant en cause l'attitude du consultant vis-à-vis du personnel féminin de la facturation, soit la totalité, car il n'y a, dans ce service, que des femmes. La seule chose qui ait été rapportée, et encore qu'oralement, est la présence de la rumeur. Son contenu est tu !

Cher Lecteur imagine un instant la tête que tu aurais en apprenant, à table, qu'une rumeur circule sur toi, et te met en cause avec une personne sexuellement compatible avec ton genre. Imagine la tête de la personne qui partage ta vie et qui ne peut que remarquer ta déconfiture. Enfin, imagine sa réaction lorsque tu ne pourras pas lui fournir la moindre explication, car justement, tout a été fait pour ne pas éclaircir les faits. Ne penses-tu pas que l'enfer s'installera dans ta vie privée ? Et que ferais-tu, si comme le consultant, tu apprennais le lendemain, après avoir passé une nuit à rechercher des explications sans succès, que tu es autorisé à retourner sur les lieux uniquement en tant que client ? Rempli d'indignation, ne te précipiterais-tu pas chez le premier concurrent venu, celui qui lui serait le plus proche ?

Alors, si l'auteur de cet appel a préféré appeler le soir, plutôt que de répondre professionnellement à un mail par un autre mail, il est supposable que son but fut de pourrir la vie privée du consultant. Mais pourquoi ?

Analysons la rumeur au contenu secret.

Supposons qu'elle soit vraie et en désaccord avec la convention entre le consultant et le client, voire illégale (cas du harcèlement sexuel, par exemple). Alors, le client tenu lui aussi de respecter la loi aurait dû lancer une procédure à l'encontre de son prestataire, d'autant plus qu'il n'est pas irremplaçable. Ce dernier aurait vu sa vie se compliquer pendant les quelques années de procédure civile ou pénale, et d'exécution de la peine. Rien n'a été fait dans ce sens : même pas une demande d'explication. Cette voie semble donc compromise.

Etudions alors le cas contraire, c'est-à-dire que la rumeur évoque un fait qui n'est pas interdit ni par le contrat, ni par la loi, ou qu'elle est tout simplement fausse. Le client utilise alors un procédé déloyal à l'encontre du consultant, qui, non seulement empêche la formation de tout contrat et en plus peut déboucher sur une dénonciation calomnieuse. La prise de risque est beaucoup trop forte pour empêcher une commande, surtout qu'étant un établissement privé, le client n'est pas tenu de faire appel au consultant. Il peut choisir le prestataire qu'il veut.

Nous en déduisons que le fait de ne pas avoir vérifié la rumeur tout en taisant son contenu et de l'avoir utilisé pour rendre le consultant persona non grata, s'oppose à une raison contractuelle ou juridique.

Il se pourrait, alors, qu'elle ne soit que personnelle : le consultant ayant, par sa présence, agit comme un catalyseur qui aurait réveillé chez certains des souvenirs douloureux, des envies ou des jalousies. Les auteurs des rumeurs, l'auraient alors rejeté en s'appuyant sur des faits imaginaires, puis fuient leur responsabilité et surtout le risque de révéler leurs sombres motifs. Hélas pour eux, Internet est devenu le souvenir des egos d'où surgissent des bribes de vérité sur les passés peu glorieux. Et, ça, le consultant le sait.

(suite)