2/07/1981

Debout sur le tarmac, la bouteille de Schweppes à la main, le regard moqueur, je t'observe à mes pieds, contenir difficilement ta rage : je t'ai vaincu.

Je déguste ma victoire avec tant de ferveur, que la dernière gorgée de cet amer soda en est devenue le plus exquis des nectars.

Je te laisse encore quelques minutes de répit avant la seconde manche.

Tu ne me laisses pas le choix. C'est une question d'honneur. La semaine dernière, tu as cassé le train d'atterrissage d'un bimoteur, et tu as blessé son pilote, dans son orgueil. Pourquoi voulais-tu l'isoler à Takapoto ; un atoll perdu entre nulle part ? Tu t'en souviens ? C'était dimanche. Tu m'as obligé à lui apporter la pièce de rechange. Ce pilote, c'était mon professeur de physique. Tu comprends ? Si je n'y étais allé, je n'aurais pas pu l'avoir le lendemain en première heure ! Et, les autres camarades m'en auraient terriblement voulu. Bon, ok, je te l'accorde, c'est un mauvais argument. Mais il m'en fallait un.

Au centre du lagon, Bora Bora se dresse. Derrière l'horizon, Tahiti et son lycée m'attendent. Entre les deux, il y a toi, qui guettes chacun de mes mouvements. Inlassable compagnon, nos joutes ont à jamais marqué mon cœur d'un inaltérable sillon. Sous mes rires se cachent un profond respect et une indescriptible fascination.

Océan Pacifique, panthère bleue à la robe tachetée d’atolls, ton souffle salin m'invite à me surpasser. Nombreux sont ceux, qui t'ont affronté. De tes vagues, semblables à des griffes, tu joues avec les frêles esquifs. Tel un chat avec sa pelote, tu les secoues, les projettes et les retournes. Et quand tu commences à t'ennuyer, dans un dernier bond tu les engouffres implacablement. La mort pour les vaincus, le paradis pour les vainqueurs, telle est ta loi.

Aujourd'hui, j'ai laissé ma planche et sa voile, pour une arme plus appropriée à ce long combat.

Seul dans mon armure à l'aspect d'oiseau, d'une main je retiens les chevaux impatients, pendant que l'autre vérifie mon armement. Le signal est donné. Mes pieds lâchent les freins, le galop des pégases en furie tempête et ébranle la carlingue : me voilà précipité sur toi et tes lames frappent déjà le récif. D'un léger mouvement du poignet, j'esquive ton attaque et te laisse pantois. Mais déjà tu prépares la seconde : la longue errance vers la mort.

Derrière, l'île du grand explorateur n'est plus qu'un lointain souvenir. Avec elle s'efface le dernier amer. Ton immensité bleue envahit le paysage. Pour emporter la partie, je dois juste relier deux points sur une carte immaculée. Mais, où sont-il ? Le GPS sera commercialisé dans 20 ans. Seuls ma montre et le compas me servent de guides. Je n'ai aucun repère à l'extérieur pour m'indiquer le chemin à suivre. Au moindre faux calcul, tu me happeras avant que je ne comprenne mon erreur. Le temps défile au rythme d'une trotteuse paresseuse. Une heure vient de s'écouler. Si mes calculs sont bons, je devrais pouvoir capter Radio Tahiti. L'aiguille du radiocompas entame sa recherche et s'immobilise : ils étaient justes !

Rassuré sur sa route, le Piper Cherokee continue son Odyssée, bercé par le chant des sirènes polynésiennes.

J'ai dix-sept ans et je sillonne ton ciel en monomoteur.

Tu écumes et lances la troisième attaque. Il me reste encore quarante-cinq minutes de vol à attendre : à la moindre panne, l'avion sera mon linceul et tu me déposeras à plusieurs milliers de mètres de profondeur ! Soudain, Tahiti perce l'horizon, le mont Orohena en éclaireur, puis l'île s'impose. Faaa se rapproche et je suis assez haut pour me poser sans moteur. J'ai déjà réussi cet exercice maintes fois.

Entre les vagues, j'aperçois ton regard furieux devenir malicieux. Que me prépares-tu ? Voilà un peu moins de quatre heures que je vole : la moitié pour rejoindre Bora Bora, et l'autre pour le retour. La pause fut courte, juste le temps d'un cachet sur le carnet de vol. J'ai compris. Le soleil est au zénith : je suis fatigué. Une seule seconde d'inattention et tu gagnes.

"F-OCPR autorisé à l'atterrissage" crachote la radio. J'aligne l'appareil dans l'axe de la piste et me concentre sur l'atterrissage. Tes vagues encerclent l'aéroport. Le moteur est au ralenti et les volets sortis. Je vise un peu derrière le seuil de piste : inutile de prendre un bain aussi près du but. L'adrénaline dans les veines me garde éveillé. Les roues touchent le sol, j'ai remporté la seconde manche. J'ouvre la verrière, et sors de l'avion. Demain je passerai mon test en vol et deviendrai pilote privé. Je pourrai alors voler en emportant des passagers. A cet instant "Un Capitaine de quinze ans" me revient à l'esprit : l'histoire d'un adolescent commandant un vaisseau. Mais en attendant, il me reste une heure pour manger et retourner en cours.

Océan Pacifique, océan de sagesse, tu m'a appris en quelques mois, beaucoup plus sur la vie que toutes mes années d'études. Tu m'as enseigné qu'avec de la volonté, l'utopie devient rêve, projet, puis réalité. Tu m'as sensibilisé à la fatalité de la vie, et initié à l'aventure. Depuis j'ai parcouru d'autres rivages, et chaque fois que je croise l'horizon, mes pensées sont pour toi.