25 juin 2020, sur un fond social marqué par le racisme[3] , les deux candidats retenus aux premiers tours des élections municipales, s'affrontent. Le débat a lieu en plein air, dans les rues de la ville. Il oppose une femme à un homme.
Une voiture équipée d'une puissante sonorisation se gare dans une rue entourée d'immeubles. Elle soutient la femme et pendant de longues minutes, elle inonde des milliers de personnes, d'un flot ininterrompu de reproches sur les décisions de l'adversaire. Sûrement attirée par les propos venimeux qui s'entendent au loin, l'équipe motorisée de l'homme arrive à la rescousse, et campe au coin opposé du quartier. Avec la même véhémence, elle énumère tous les échecs de la candidate.
Et, pendant la vingtaine de minutes qu'a duré ce pugilat oratoire, tous les résidents des immeubles ont dû cesser toute activité comme discuter entre eux, regarder la télévision ou écouter de la musique, car l'amplification saturée de la campagne électorale diffusait un brouhaha infernal et inaudible. Quelle tristesse !
Attention, quand j'écris "quelle tristesse", je ne pense pas à la quiétude des citoyens. Celle-ci est menacée depuis si longtemps, que l'inconfort d'une sonorisation mal utilisée est négligeable comparé à celui maintenu d'une précarité, visiblement séculaire. Si la notion de précarité séculaire vous semble paradoxale, sachez qu'à La Réunion, des familles entières ne vivent que dans l'attente. Par exemple, des formateurs font carrière dans le même établissement, en cumulant les contrats temporaires de six mois, tout au long de leur vie. N'est-ce pas là un exemple d'une précarité qui s'installe dans le temps ?
Non, quand j'écris "quelle tristesse", je pense aux futurs élus. Car, qu'est-ce pour un élu une campagne électorale, si ce n'est qu'une demande d'embauche pour un contrat à durée déterminée : le mandat électoral ? Et, comme toute demande d'embauche, il y a trois éléments fondamentaux qui permettent au jury de se prononcer favorablement ou non, à savoir : le curriculum vitae, la lettre de motivation et l'entretien.
Précisons ces termes pour une femme ou un homme politique.
Si on en croit le principe énoncé dans l'article 2 de la Constitution française, qui s'énonce ainsi, gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple
: le jury, c'est le peuple. C'est lui qui retient un candidat, d'après l'intérêt qu'il pourrait lui apporter. Le curriculum vitae détaille le parcours et les compétences acquises par le candidat. Il permet au jury d'évaluer l'expérience dont il pourra bénéficier. Le bilan des actions passées répond à cette définition. La lettre de motivation énonce l'intérêt que trouverait le jury. Elle le projette dans la méthode proposée par le candidat pour répondre à ses attentes. Le programme électoral remplit ce rôle. Enfin, l'entretien permet d'apprécier les qualités intrinsèques du candidat, toutes ces petites choses qui font la différence, comme le caractère, la façon de s'exprimer, ou la présence d'humour. Les débats télévisés et les voitures sonorisées rentrent dans cette catégorie.
Ces trois éléments capitaux sont enseignés auprès des étudiants. Par exemple, dans certaines classes de Master, il est fait appel à des spécialistes en communication pour préparer les élèves à la dure loi du recrutement. Nos deux candidats ont en fait de même. Chacun d'eux a sa propre équipe de communication, avec un personnel expérimenté.
Et c'est là que ça devient triste. Combien de personnes ont été mobilisées pendant des heures pour préparer le "Grand Oral", cet instant tant attendu par la population, le jury ? Et, quel en est le résultat ? Une stratégie de communication fondée sur le "chamaillage", dont la maîtrise de la technique laisse plus qu'à désirer !
Franchement, qui embaucherait des gamins braillards pour être représenté ?
Quelle tristesse !
Pire, ce comportement va à l'encontre de l'intérêt du suffrage.
En effet, la candidate a énoncé tous les arguments pour lesquels il ne fallait pas choisir son concurrent. Donc une personne raisonnable - c'est-à-dire, qui, contrairement au sympathisant, agit selon le bon sens, et non par sympathie - ne votera pas pour l'homme. Or, le candidat, s'est comporté exactement comme elle. D'où, en l'écoutant, la même personne raisonnable ne peut pas non plus voter pour la femme. En d'autres termes, la gaminerie des campagnes électorales pousse les personnes raisonnables à l'abstention, et limite le suffrage aux sympathisants. La démocratie vient, semble-t-il, d'atteindre une limite.
Du haut d'un pont, je regarde le lit d'une rivière asséchée, où sillonne un mince filet[1] : ainsi sera le flot des électeurs[2] .
Notes:
[1] L'eau ne peut pas être à deux endroits en même temps. En développant l'eau courante, la France a opté pour des captages en amont et des rejets en aval des villes côtières. Les fleuves de La Réunion, alors abondants au XIX°s, sont de plus en plus asséchés.
[2] Le taux de participation aux élections municipales du 28/06/2020 est de 41,6%. Soit une abstention proche de 60 % (58,4% pour être exact). Source : www.interieur.gouv.fr.
[3] Le 25/05/2020, la longue agonie filmée de Georges Floyd, aux Etats-Unis, par étouffement, refera surgir celle de Adama Traoré, dont la médiatisation jouera sur confusion entre les deux affaires. Or, cette dernière a eu lieu quatre ans plus tôt, le 19/07/2016, dans des conditions qui sont totalement différentes de celle de Floyd.