19/08/2020, dans les hauts de Saint-Leu, la savane s'étend à perte de vue. Là, dans les années 1990, était implantée la Ferme d'Autruches de La Réunion. Cette structure élevait des autruches et des émeus pour la viande et l'artisanat, en particulier celui du cuir et des coquilles d'œufs. Elle était aussi ouverte au public, offrant ainsi aux petits et aux grands l'occasion d'une sortie dominicale au goût exotique : ces oiseaux ne sont pas originaires de l'île.
Qu'est-il arrivé, pour qu'un troupeau de 400 têtes, vivant sur une exploitation d'un vingtaine d'hectares, disparaisse ?
À l'époque, la presse parla de difficultés financières[1] , administratives et concurrentielles. Toujours est-il que l'exploitation changea de main à l'aube du XXI°s. Elle arrêta alors l'élevage, pour se consacrer à la production de fruits[2] . Quelques années plus tard, un nouvel élevage sort miraculeusement dans le Nord de l'île, à Sainte-Suzanne[3] . L'exploitation occupe une superficie trois fois moindre pour une dizaine de têtes. Aujourd'hui, elle envisage de déménager, pour coloniser les hauteurs de la Capitale[4] . La Montagne, lieu-dit de Saint-Denis abritant, en partie, une population aisée de décideurs, sera aussi peuplée d'autruches.
Mais laissons de côté ces dinosaures, qui, à l'instar du phœnix, disparaissent d'un côté, pour renaître de l'autre. Car, si sur le sol français, ces oiseaux coureurs d'Afrique du Sud et d'Australie ont du mal à s'implanter, c'est dans l'accès au ciel, que la Chine lance ses invasions. J'appelle "l'accès au ciel", la zone comprise entre le sol et 150 mètres d'altitude (500 pieds plus exactement)[5] . Au delà de cette zone, le vol à vue est autorisé. Or, c'est dans cette zone que la société Huawei implante ses antennes relais, que les produits de vidéo surveillance de Dahua Technologie sont installés et que volent les drones de DJI.
Aujourd'hui, j'ai rendez-vous avec un oiseau électronique, un MAVIC 2 de la société DJI. Son pilote, Thierry Lheureux est un photographe spécialisé dans la communication des projets immobiliers. Son nouvel équipement lui permettra de compléter ses offres de prestations. L'appareil plié tient dans une petite saccoche pouvant être portée en bandoulière. Il pèse environ un kilogramme et vole avec un vent de moins de 40 km/h pendant une trentaine de minutes. La batterie s'enlève facilement, ce qui permet d'effectuer plusieurs vols dans la foulée. La prise en main est aisée et l'engin est d'une incroyable stabilité. Son avionique n'a rien à envier à ses cousins beaucoup plus gros, même si elle se présente différemment : les chiffres remplacent les cadrans.
Thierry effectue quelques évolutions, en manuel ou en automatique. L'ombre du drone se projette au sol. Puis, l'appareil se met juste en face de moi, au niveau des yeux, un peu comme dans Terminator 3. Mais contrairement au film, nous sommes tous les deux des pacifistes. Il ne sera pas détruit, mais juste pris en photo.
De temps à autre, une voix féminine annonce le changement d'un paramètre en anglais. Je souris en pensant comment le monde aéronautique, initialement très macho, est devenu le fief des femmes virtuelles. Roland Garros a fait ses débuts en chevauchant une "Demoiselle", même si ce nom fait référence à la libellule, il devait sûrement faire friser les moustaches de l'époque. Pendant les deux guerres mondiales, le nose art déclina la femme sous toutes ses formes. Et, aujourd'hui, les robots ont des voix féminines. Est-ce le résultat de l'expression des sentiments refoulés assaillant les ingénieurs et les pilotes ?
Le drone est en finale[6] , quand une femme, en chair et en os, accompagnée de sa fille, et attirée par l'insecte[7] , s'avance trop près de la base d'atterrissage. Dans une situation similaire en avion, le pilote remmettrait les gaz pour reprendre de l'altitude et refaire un passage. Là, la manoeuvre est beaucoup plus simple. Il suffit de :
- lâcher les commandes, pour que le drone s'immobilise immédiatement dans les airs ;
- puis, après avoir demandé aux deux curieuses de s'éloigner un peu, continuer la descente jusqu'au sol, sous les regards émerveillés des dames.
Comme quoi, même avec des sentiments refoulés, un pilote a du charme.
La batterie déchargée, le drone est replié, marquant ainsi la fin de cette matinée. Sur le chemin du retour, sans électronique et sans moteur, des parapentistes décollent des sommets. Ils mettront un peu moins d'une demi-heure pour rejoindre la plage, avec juste un bout de tissu : une voile. En trente minutes, ils survoleront la savane, qui, en trente ans, a d'abord été le domaine des oiseaux qui ne volaient pas pour devenir celui des robots qui volent. La technologie s'apprête à réclamer sa part de territoire, au même titre que la flore, la faune et l'humanité.
Notes:
[1] Journal de l'île de La Réunion, "La ferme d'autruches change de tête", 15 décembre 1998. Accessible en ligne : Clicanoo
[2] INSEE, Situation au répertoire SIRENE de la SCEA F.A.R.
[3] Le Quotidien, "Vidéo : Une ferme d'autruches en projet à La Réunion", 1 juin 2020, Accessible en ligne : vidéo
[4] Préfet de la Région Réunion, "Arrêté n° 2020-1828/SG/DRECV" du 25 mai 2020.
[5] Un avion évolue normalement dans cette zone lors du décollage ou de l'atterrissage. Il accède au ciel ou en revient.
[6] En aéronautique, la finale est la dernière étape qui précède l'atterrisage. L'aéronef y effectue une descente à vitesse lente en s'alignant avec l'axe de la piste. C'est une phase très délicate qui demande une grande concentration au pilote.
[7] Le mot "drone" est un mot anglais qui signifie "faux-bourdon". Le nom a été donné aux robots quadricoptères en raison de leur bruit qui ressemble à celui d'un vol de bourdon.