Octobre 1993, la chaleur étouffante de l’aéroport de Gillot contraste avec la fraîche atmosphère d’Orly, quittée une dizaine d’heures plus tôt. La dernière toilette remonte au matin de la veille. Le vol a été fatigant. Une seule envie : récupérer les bagages et prendre une bonne douche.

En cette fin du XX°s, l’Europe se construit. Le traité de Maastrich vient de succéder à la réunification de l’Allemagne, transformant tout citoyen français, en citoyen européen. Et, c’est ainsi que quelques mois avant, sans visa, sans Police aux frontières, sans Douane, et sans « No man’s land », j’ai relié Paris à Berlin, en voiture, avec une simple carte d’identité, là, où deux ans plus tôt reignait l’une des fontières les mieux protégées.

Une heure vient de s’écouler devant le poste de Police, où chaque passager, ayant quitté Paris pour rejoindre le département de La Réunion, doit présenter son passeport et signaler la raison de sa visite : affaire ou tourisme.

Personnellement, c’est un déménagement, donc a priori, ni l’un, ni l’autre. Le fonctionnaire me dévisage en exprimant clairement sa surprise. Et, c’est à cet instant précis, que la notion « d’outre-mer » prit toute sa dimension.

Un département d’outre-mer n’est pas une simple possession française perdue dans l’océan. En fait, c’est un pays étranger, comme va le démontrer la suite des événements.

Après le poste de Police, s’étend la zone de récupération des bagages. Les passagers doivent y entrer, mais leur sortie dépend de la douane.

Le rideau du tapis roulant s’écarte et dévoile une grande malle bleue. Elle contient toute la bureautique transportable à l’époque : un ordinateur, une photocopieuse, une imprimante et un fax. Aujourd’hui, un portable ferait largement l’affaire. Mais en 1993, la miniaturisation n’avait pas les performances actuelles.

La malle récupérée et posée sur un chariot, je prends la direction de la sortie : une grande porte vitrée coulissante à ouverture automatique, derrière laquelle les visiteurs attendent la libération de leurs proches. À l’arrière-plan, les montagnes réunionnaises se dessinent. Le spectacle est beau, ou plutôt, était beau, car aujourd’hui, avec l’Espace Schengen, les vitres ont été remplacées par un sas de sécurité opaque.

Un saut me sépare de la sortie, lorsqu’un douanier m’interpelle pour contrôler le contenu de la malle. La demande paraît suspecte, puisqu’il ne s’agit que d’un Français quittant un département français pour se rendre dans un autre département français, avec son propre matériel acheté en France. Cependant, la composition est aussitôt énumérée, factures à l’appui. À leur lecture, le douanier appelle un transitaire, et m’invite à dédouaner mes effets, car ceux-ci ont moins de six mois d’achat. Le saut devient alors infranchissable et un No man’s land s’installe entre le contrôle douanier et la porte vitrée.

Et, oui, un département d’outre-mer n’a pas la même législation qu’un département continental. Si en 1791, La France supprimait toutes les douanes à l’intérieur de ses frontières, elle les a laissées avec ses anciennes colonies, faisant des DOM-TOM des entités qui lui sont extérieures.

Le transitaire récupère les factures et la malle, pour décompter les taxes. Il prendra toute la journée pour le faire, et me laissera attendre à côté du poste de douane, le temps de régulariser la situation : une sorte de garde à vue, et 48 h sans dormir.

Quelques années avant la chute du mur, je m’étais rendu à la frontière séparant la RFA et la RDA, à l’Est de Göttingen. Séparées d’un terrain où le moindre pas laissait une empreinte, deux clôtures se faisaient face jusqu’à l’horizon. Elles contenaient des pièges et des bunkers. Derrière, des gardes arpentaient un chemin de ronde. Elles inspiraient beaucoup de compassion pour toutes ces familles qui étaient séparées par quelques décisions politiques. Mon voyage à Berlin n’avait eu comme but que de la traverser enfin : une sorte d’exorcisme pour éradiquer ce souvenir inhumain.

Mais là, isolé aussi des miens pour des raisons politiques, la situation en devenait plus sarcastique.

Les taxes et les frais cumulés atteignent pratiquement le tiers de la valeur des biens. Alors que le montant s’inscrit sur le chèque, le transitaire regarde le logo de la banque et m’annonce qu’il n’accepte pas les chèques venant de métropole.

Vestige de l’époque coloniale et de son Franc CFA, un département d’outre-mer n’a pas les mêmes conditions bancaires que ceux de La France hexagonale, même si, in fine, toutes ses banques ne sont que des agences des nationales. Notamment, le traitement des chèques, qui, tout en étant fait localement, est beaucoup plus long pour les continentaux, que ceux de la place1. Ce délai est gênant pour la trésorerie et présente un risque en cas d’impayé.

La situation devient alors kafkaïenne. Pour pouvoir sortir de l’aéroport, un chèque local est nécessaire, mais pour pouvoir ouvrir un compte et bénéficier dudit chèque, quitte à ce qu’il soit de banque, il faut d’abord sortir.

Heureusement, on m’attend.

En 1993, la téléphonie cellulaire n’existe pas, et le transitaire n’apprécie pas l’idée de prêter sa ligne fixe pour un appel local. Mais soudain, comme investi d’une forme de générosité vénale spontanée, il illumina son visage d’un sourire radieux, à l’annonce de la garantie du règlement de la communication.

Une demi-heure plus tard, la personne contactée arrive, avance la somme et accepte mon chèque. Le transitaire payé me rend la malle. Et le douanier m’invite à franchir la porte vitrée, qui s’ouvre vers …

Vers quoi au fait ? La liberté ? Sûrement pas, la seule issue est derrière moi, et devant, les flancs des montagnes surplombent l’asphalte encombré d’une foule mécanisée. Ils accueilleront prochainement des résidences, tels des gradins offerts aux spectateurs.

De ce brouhaha de fer et de poussière, un murmure entame sa lente ascension. Il accélère le coeur, affine l’ouïe, aiguise la vue, et raisonne dans la tête : « Un nouveau gladiateur est dans l’arène. Que les jeux commencent ! »


1Surtout vrai en 1993. Aujourd’hui, les délais sont plus raisonnables.