Novembre 2008, le triple sept d'Air Austral quitte Gillot pour Dzaoudzi , juste quelques heures pour relier La Réunion à ce qui est devenu le 101° département français : Mayotte ! Le séjour est prévu pour quatre jours, et mes bagages se résument à une valise contenant un ordinateur, un appareil photographique, un peu de linge, les licences pour voler et plonger. Au programme, visite d'un des plus beaux lagons de France, de la mangrove et du ciel comorien. Ces quatre jours doivent effacer la fatigue et le stress d'une année acharnée : mes premières vacances depuis fort longtemps.
Mayotte. Trois mois avant d'écrire cet article, j'envoyais à celui qui me présenta l'île, et qui depuis est devenu un ami, un texto parodiant une publicité d'une boisson sucrée :
"ça a la saveur de l'Afrique, mais ce n'est pas l'Afrique,
ça a la couleur d'un calme lagon, mais ce n'est pas un calme lagon,
ça semble être la France, mais ce n'est pas la France,
Mayotte, c'est comme les vacances, mais ce n'est pas des vacances."
Et pour cause !
Je traverse la police aux frontières et la douane, encore sous le choc de l'atterrissage, qui fut un peu brutal. Le téléphone mobile à l'oreille, j'avertis mon futur ami de ma présence sur l'île. Le temps qu'il arrive à l'aéroport, je croise une vieille connaissance, un propriétaire de société d'ULM dans l'Océan Indien. Je discute avec lui, et lui loue une machine pour dans deux jours. Mon ami arrive, nous montons dans un taxi brousse, direction la barge. La voiture traverse la petite île, les administrations françaises sont là : non, Mayotte, tu n'es pas l'Afrique.
Le bateau se remplit, sa rampe se lève, et il se dirige vers Mamoudzou. Je dépose mes bagages à l'hôtel, et nous voilà en voiture pour une première visite de l'île. La voiture se gare sur un parking d'une société de transport maritime. Un container réfrigérant est là, devant moi, m'imposant sa pâleur. Son compresseur interprète une mélancolique mélodie. Devant lui, des familles se lamentent. Je suis à Mayotte depuis à peine une heure, et déjà en face de moi se dresse l'une des réalités des plus dramatiques de l'île : dans le container, quatorze corps mutilés attendent d'être reconnus ! Quatorze personnes, des hommes, des femmes et des enfants ont tenté de s'introduire dans l'île en toute illégalité. Quatorze âmes misérables se sont noyées, car l'embarcation qui les transportait s'est renversée. Quatorze individus se sont débattus pendant les interminables minutes qui les séparaient des secours. Quatorze corps déchiquetés ont rougi l'eau limpide du lagon sous l'action des mâchoires redoutables des squales excités. Non, Mayotte, ton lagon n'est pas calme.
La morgue de Mamoudzou n'a que deux places, elle ne peut pas accueillir autant de morts1. Alors, quand un naufrage a lieu, les autorités réquisitionnent une entreprise de transport, pour qu'elle leurs fournisse un container réfrigérant, dans lequel les défunts seront entreposés comme de la viande congelée. Chaque année, la mer tue de cette façon environ 2500 clandestins. Un tel charnier ne peut qu'attirer le plus grand des fossoyeurs : le requin . Son ouïe localise les cris et les gestes d'affolement. Son odorat détecte les infimes particules de sang, de viande ou de sueur. Ses ampoules de Lorenzini localisent la chaleur et les mouvements. Les victimes sont souvent de piètres nageurs : ils n'ont aucune chance face à ce superprédateur. Mayotte est devenue, pour les requins, une source régulière d'alimentation, comme le rayon boucherie d'une grande surface.
Mais le charognard existe aussi en terre ferme. La mise en bière des quatorze corps fut un vrai calvaire. Il y eu une première mise en bière, au cours de laquelle les corps ont été manipulés, afin de regrouper si possible les morceaux ayant appartenu à un même individu. Une fois les cercueils fermés, la presse s'en est mêlée et a voulu vérifier qu'il y avait bien des corps dans les boites : ouverture des cercueils, manipulation des corps, fermeture des cercueils, inhumation. Le charognard s'est délecté, saisissant une dernière fois sous la lumière de son flash, les derniers reliefs de ses morbides désirs.
Pâle container, ta présence me projette dans le passé. En avril 1989, alors jeune officier de la marine nationale, j'ai visité la maison des esclaves de l'île de Gorée, lors d'une escale de quatre jours au Sénégal (décidément, l'Afrique refuse que je l'approche plus de quatre jours, m'enfonçant à chaque fois, sa griffe plus profondément). Cette bâtisse fut le départ sans retour de milliers d'hommes et de femmes. Devenue musée, son guide insista sur la présence de requins à l'époque du commerce triangulaire. Les esclaves enchaînés tombaient parfois de l'étroite planche qui les menait au négrier. En se noyant, ils attiraient ces tueurs. Aujourd'hui, la traite est terminée et la mer aux abords de l'île est de nouveau accessible à la baignade : à croire que le trafic d'êtres humains attire les squales !
Les squales, poissons cartilagineux au corps fuselé, sont d'incroyables machines à tuer. En juin de cette année, l'un d'entre eux tua le fils d'un ami. Ce dernier faisait du surf alors que l'eau était trouble. Le requin le chassa, le prenant sans doute pour une tortue. Une autre attaque a eu lieu le mois dernier à La Réunion : un autre surfer trouva la mort. Le Préfet déclencha alors une chasse au carnassier. Un groupe de travail se constitua pour réfléchir à la meilleure protection à mettre en oeuvre. Les deux attaques mortelles de cette année sont exceptionnelles. La Réunion connaît moins d'une attaque par an, en moyenne, et pour ce taux, elle met en place un dispositif anti-requin. Mayotte a au moins 2500 morts par an par morsures de requin, et elle ne bénéficie d'aucun système de protection. Pire, les victimes n'ont même pas le droit d'avoir un minimum de respect. Non, Mayotte tu n'es pas la France.
Deux jours plus tard, à bord d'un Skyranger, je survole le lagon, calme bleu apparant. Mon oeil scrute instinctivement l'étendue qui défile sous les ailes. Que cherches-tu, une frèle embarcation provenant d'Anjouan ? La tête cogite. Comment éviter ce drame ? Comment permettre aux autorités de repérer plus rapidement les clandestins et les sauver des dents féroces ? Non, Mayotte, tu n'es pas des vacances : tu m'obliges à travailler !
1 Du 01/01/2000 au 31/12/2011, on estime entre 20 à 25 000 le nombre de disparus en mer, suite à un naufrage de kwassa, soit environ 5 disparus par jour.