Vendredi 2 décembre 2011, Cour d'Appel de Saint Denis de La Réunion. Il est 8 heures 30, un arrêt doit être rendu sur un litige opposant deux huissiers1 : deux femmes, l'une accusée d'avoir escroqué l'autre lors de la cession de ses parts à l’occasion de la cession d’une étude.

L'audience est publique et le sujet intéressant : ce n'est pas tous les jours que des huissiers se trouvent devant les juges. Et que le parquet demande la destitution de l’un d’entre eux ... Quoique, dans l'Océan Indien, cela devient fréquent : 5 en deux ans !

J'entrouvre la lourde porte à double battants, contourne le mur couvert de bois par un escalier sur la gauche, arrive en haut d'un amphithéâtre au plafond haut et aux murs de marbre : au fond en bas tous vêtus de noir, les magistrats, la justice française dans toute son expression théâtrale ! Mais où sont les robes rouges et l'hermine caractéristiques d'une Cour d'Appel en Chambre solennelle ? Le costumier était-il absent ?

Où est le Procureur Général, cette haute autorité de tutelle et poursuite, qui, à peine quelques semaines auparavant et à l’issue d’un réquisitoire très argumenté de plus d’une heure trente, avait demandé aux cinq hauts magistrats de la Cour d’une voix tonnante une destitution ?

En première instance et en appel, des dizaines, sans doute des centaines d’heures de travail.

A gauche de l’estrade en forme d’absence, son fauteuil est vide. Le premier Président s'approche. Le microphone n'est pas branché. Les battants grincent : la technique n'est pas au point. Couverte par le ballet des avocats accaparés par l’audience courante qui va suivre, sa voix est à peine audible parmi les murmures. La pièce est mal jouée.

Mais ici ce n'est pas du théâtre : on tranche le sort de vies humaines ! Lorsque le Premier Président de la Cour terminera son intervention, l’une des deux femmes verra sa vie basculer.

Le verdict, murmuré, tombe. Trois ans de suspension.

Les deux membres présents de la Chambre départementale des huissiers de justice (2) quittent la salle sans un regard. Consternés, ils démissionneront de leurs mandats électifs dans les trois jours, pour « convenance personnelle ». Ils seront alors suivis de la totalité du bureau. Sur les 7 membres de la Chambre en fonctions, 6 d’entre eux démissionneront pour cette raison de « convenance personnelle ». S’estiment-ils désavoués ? L'un d'entre eux me confie son impression de justice non rendue. Demain, un journaliste du JIR, écrira dans son article "Huissiers du Port : les sanctions disciplinaires confirmées" l'extrait suivant : " [...] la cour a estimé que l’huissier avait commis des actes inutiles [...] . Des faits qui n’ont pas de coloration pénale, a estimé dans une autre procédure la doyenne des juges d’instruction de Saint-Denis, [...]". Je comprends qu’à partir de l'instant où les actes commis ont été qualifiés par la Cour « d'inutiles » et qu'aucun délit ou crime n'a été commis, la sanction disciplinaire seule est justifiée3. Alors, d'où vient cette impression qu'on a voulu nous cacher quelque chose ? Assis sur un banc, l'avocat de la partie adverse cherche à comprendre ce qui vient de se passer. Il m'explique que ces "actes inutiles et sans coloration pénale", ont fait l'objet de multiples procédures, qui ont duré presque six ans et qu'il a dû se battre contre une vingtaine d'avocats, dont certains étaient des ténors, comme le conseiller d’un ancien ministre de l'intérieur. Ils étaient vingt à défendre des pacotilles ! Des ténors se seraient déplacés à La Réunion et à Mayotte où chemine l’instance civile pour quelques écritures mal saisies dans un ordinateur ! C'est tout simplement incroyable ... Dans le premier sens du terme !

Quelques jours plus tard, il m'envoie une copie d'un courrier destiné au Président de la République où sont énumérés les fameux actes qualifiés d'inutiles et sans coloration pénale par les magistrats :

- une cavalerie de 187 000 €,

- la délivrance de 12 763 actes d'huissier de justice, nuls caducs ou frustratoires pendant les 3 ans précédant la cession de l'étude,

- le détournement d'un séquestre judiciaire de 826 191€, suivi d'un versement de 740 000€ au Luxembourg, puis en Suisse,  sur des comptes non déclarés à l'administration fiscale,

- l'organisation d'insolvabilité,

- et des déclarations inexactes devant les juges et auprès de l'officier public et ministériel par eux commis pour dresser des opérations de constat.

Que s'est il passé ? La femme accusée a souhaiter vendre son étude. Elle va délivrer des actes irréguliers, qui seront payés en toute opacité par des milliers de familles en difficultés financières et par un célèbre opérateur de téléphonie mobile. Elle s'associe, mais entre temps son principal client la quitte. Pour maquiller la baisse de son chiffre d'affaires, elle organise alors une cavalerie qui consiste à transférer d'un dossier à l'autre les provisions reçues, au moyen de dizaines de milliers d’opérations comptables.

Avant de quitter l’étude et avant la prise de fonction de son associée, elle archive massivement les dossiers en cause.

La comptabilité des dossiers de l’étude est « codée », c’est à dire tenue avec l’aide d’un logiciel spécifique qui demande une formation.

Peu après son arrivée sur l’île, son associée découvre néanmoins ces manoeuvres frauduleuses et porte plainte.

Elle considère que la valeur de l'étude a été artificiellement surestimée des deux tiers.

Face à ce constat, elle obtient d’un juge de Paris que soit constitué un séquestre de 900 000€ , retenu sur le montant de la vente. Sa réaction est juste. Mais la cédante des parts ne souhaite pas perdre cette somme. Alors, aidée par des complices, après avoir tenté en vain de se faire restituer cette somme en justice, elle va leurrer la banque et se faire verser 826 191€ de ce séquestre.

L'acte est instantanément remarqué. La partie adverse lui demande si elle a encore cette somme en sa possession : ce qu'elle confirme devant les juges.

En fait elle leur ment, car  740 000 € vont atterrir en Suisse après un bref passage au Luxembourg . Et pendant que l'argent voyage pour alimenter ses comptes à l'étranger, en bonne mère de famille, elle s’est mise à l’abri de toute poursuite en donnant en nue propriété son principal bien immobilier à son fils de 9 ans.

N'ayant plus d'argent sur ses comptes en France et plus de bien à saisir, elle devient alors insolvable, et reste riche !

Peut-on alors parler d'actes inutiles, dès l'instant où ceux-ci permettent l'enrichissement personnel ?

Vraisemblablement, la réponse est positive.

La démarche est en soi frauduleuse, car sinon jamais un juge n'aurait accepté de séquestrer une somme aussi importante sans raison.

L'article 313-1 du code pénal définit l'escroquerie de la façon suivante :

"L'escroquerie est le fait, soit par l'usage d'un faux nom ou d'une fausse qualité, soit par l'abus d'une qualité vraie, soit par l'emploi de manoeuvres frauduleuses, de tromper une personne physique ou morale et de la déterminer ainsi, à son préjudice ou au préjudice d'un tiers, à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à fournir un service ou à consentir un acte opérant obligation ou décharge."

Les actes reprochés semblent répondre à cette définition. La coloration pénale parait présente .

En surfant sur clicanoo.re, je tombe sur un autre fait divers du 9 décembre 2011 :

"COUR D’APPEL. Les magistrats de la chambre correctionnelle de la cour d‘appel ont confirmé hier matin la condamnation de M. X à deux ans de prison dont neuf mois fermes pour usage de faux, et tentative d’escroquerie, prononcée en octobre 2010."

Dans un pays, défendant l'égalité de la justice pour tous, on s'attend à ce que la sanction soit proportionnelle au délit commis. Ainsi, il est impensable que, l'auteur d'une tentative d'une petite escroquerie soit condamné à deux ans de prison, alors qu'un représentant de la justice, qui organise une escroquerie d'un million d'euros, soit  simplement interdit temporairement de travailler et autorisé à partir avec quelques centaines de milliers d'euros.

Pourtant, au début de l'affaire l'institution judiciaire fonctionnait bien. Ce que je n'ai pas compris, c'est ce revirement. Tout est établi, me semble-t-il, et de part son verdict, la Cour se prononce comme si rien d'anormal ne s'était passé. En entendant le verdict, je me suis même demandé si elle n’approuvait pas les agissements de son officier public et ministériel. C'est cette incompréhension partagée qui m'a fait penser que l’on nous cachait quelque chose.

Avons-nous assisté aux prémices d'un retour à une monarchie absolue, avec son roi, ses vassaux et son peuple plus ou moins esclave ?

A un divorce entre magistrats du siège et du parquet, comme à Nanterre dans la célèbre « affaire Woerth-Bettencour » et de ses comptes cachés ?

Ou tout simplement à une manifestation de la crise, qui en réduisant chaque jour davantage les budgets, n'offre plus les moyens à l'Institution de traiter un dossier aussi délicat ?

Très haut, un paille-en-queue glisse.

Il me reste de cette matinée une impression étrange.

Celle que notre Justice s’en est allée.


(1) Pour beaucoup d'entre nous, l'huissier est la personne qui vient saisir les biens, souvent des plus démunis. C'est la facette noire de son travail, celle d’un « traqueur de pauvres ». Mais l'huissier de justice est avant tout une personne dont la parole est considérée comme vraie aux yeux des juges. Face à un événement ayant fait l'objet d'un témoignage (récit entrepris par une personne ordinaire) et d'un constat (récit entrepris par un huissier ), le constat aura plus d'importance aux yeux des juges. De sa sincérité dépendent la plupart des actions en justice. De ce fait, l'huissier se doit d'être irréprochable envers la loi, seule attitude pour préserver sa crédibilité. Enfin l’huissier a le monopole en France de l’exécution des jugements. C’est la raison pour laquelle l’huissier de justice est « officier public et ministériel », cette qualité signifiant que l’Etat lui a dévolu une parcelle de son autorité. Un officier public et ministériel qui dépose en Suisse une somme de 740.000 € et ment aux juges peut-il représenter l’Etat ?

(2) En plus des sanctions réservées à tout citoyen français, l'huissier peut être sanctionné par ses pairs, si ces derniers estiment qu'il donne une mauvaise image de la profession.

(3) Une sanction disciplinaire signifie que l'huissier n'a pas fait son travail correctement, et ce sans commettre un délit ou un crime. Une sanction pénale signifie que l'huissier a commis un crime ou un délit, c'est à dire un acte répondant à l'une des définitions énumérées dans le code pénal.


Pour en savoir plus

Fiche : 2.1 - Faciliter le constat d'huissier