Vers le début de décembre, une des propriétaires de l'entreprise afficha des comportements suspects. Avant, elle entrait dans le service de facturation en exposant devant le consultant, ses demandes aux secrétaires. Un jour, elle a pris en aparté l'une des filles en la faisant sortir du local. À son retour, cette dernière, qui quittait d'habitude son poste en faisant la bise, est partie précipitamment, comme si elle fuyait les personnes qui s'y trouvait... Or, il n'y avait que le consultant. Ensuite, il y a eu cette phrase lors du repas, où sous la forme d'une question, elle insinuait que le consultant agissait en fin stratège et cachait ses intentions réelles. Ce dernier, plutôt tacticien, est resté pantois, au point de se demander si la dame faisait la différence entre définir un objectif et les moyens pour l'atteindre. Ces épisodes, qui peuvent paraître anodins, ont été le point de départ d'une exploration de la toile en vue de retracer le passé de la propriétaire.

Il y a quelques années, la presse présentait cette femme dans un article élogieux, où elle décrivait le nouvel équipement devant doper son ancienne entreprise. Alors que cette dernière était en pleine croissance et offrait un retour sur investissement prometteur, brutalement elle vend toutes ses parts, quitte sa région natale, et s'installe à plusieurs milliers de kilomètres de ses origines. La réaction est pour le moins surprenante.

Et puis, il y a ce jeune photographe à qui elle adresse des commentaires en ligne dignes d'une groupie. Sommes-nous face aux vestiges d'un plan cougar ? Après tout, la dame a du charme. Certes, le gamin est jeune et mignon, mais il semble entièrement absorbé par son métier et passe sa vie par monts et par flots. Oui, l'expression est par monts et par vaux. Mais il adore les bateaux, d'où l'adaptation. Bref, difficile de voir une femme de cette classe jouer les Pénélopes pour un minet. Oh, là, fatale erreur : c'est son fils ! Mais alors, pourquoi ne portent-ils pas le même nom, s'ils sont parents ?

Tiens, il a fait un reportage chez un homonyme. Bizarre, ce dernier à l'âge de son père et la presse le loue comme un homme d'affaires dynamique. Mais, au fait, quel âge avait-il lorsqu'elle a vendu ses parts sociales ? La réponse est foudroyante : l'âge statistique où les chefs d'entreprise épris de leur jeune secrétaire, ont tendance à divorcer.

Une hypothèse se dessine alors : elle aurait tout plaqué pour un chagrin d'amour, et en voyant le consultant grisonnant entouré de ces jeunes femmes, elle aurait fait une projection de ce qu'elle avait vécu. La douleur réveillée l'aurait poussée à écarter le prestataire : une sorte de protection contre une agression, sauf que celle-ci n'est pas réelle.

Si cette hypothèse explique l'origine de la rumeur, elle n'apporte aucune raison pour l'appel téléphonique. Certes la dame, en recherchant un exutoire, aurait pu voir dans le consultant un bouc-émissaire qui devait être exécuté en connaissant la douleur d'une famille déchirée. Mais n'étant pas l'auteure de l'appel, elle aurait alors poussé le vice en le commanditant. Cette explication pourrait alimenter un bon roman, mais le côté justicier ne lui ressemble pas. Sans toutefois écarter cette voie, un autre élément est à prendre en considération. Le consultant travaillait dans une partie de l'entreprise qui lui était éloignée. Il est alors probable que la rumeur lui eut été rapportée et non qu'elle ait été témoin des faits et des gestes qui lui ont donné naissance. Cette dernière explication justifierait la pseudo-enquête auprès de la secrétaire prise en aparté et la question insidieuse lors du repas.

L'hypothèse s'affine et se reformule. Sortant d'un chagrin d'amour, elle abandonne tout ce qu'elle avait construit, et s'exile. Un tiers lui met dans la tête qu'un homme mûr tourne autour des jeunes employées. Contrairement à un enquêteur professionnel, qui en se voyant affecté par l'affaire aurait délégué le travail de vérification, elle préfère se contenter d'un simulacre d'enquête et laisser la douleur du passé enfouie se réveiller par la projection de son vécu sur la réalité. Au lieu de vérifier les faits, elle fait pression sur le personnel au point que ce dernier fuit la personne avec laquelle elle a l'habitude de travailler. La sentance est alors unilatérale. Pour la propriétaire, le présumé innocent est obligatoirement coupable, et il n'est pas question de lui donner l'occasion de se défendre. L'absence de preuves réelles et de motifs illégaux interdisant tout recours à la justice, la seule sanction possible est la mise en exil. Cependant sa cupidité l'empêche d'exclure un client potentiel : le consultant devient persona non grata, mais son argent reste toujours le bienvenu. Le registre lexical vulgaire étant exclu, pourrait-elle être qualifiée de femme vénale ?

Si la réponse à la dernière question importe peu, pour être vraie, l'hypothèse nécessite que le tiers ait un intérêt à éloigner le consultant du service de facturation, et ce sans avoir l'autorité de lui refuser tout simplement un contrat.

(suite)