Le smartphone sonne depuis une minute, le temps de le récupérer et d'arrêter l'alarme. En pleine léthargie, il se redresse et s'assoit sur le bord du lit pendant que sa main gauche saisit la montre sur la table de chevet. Juste une succession inconsciente de gestes, répétée quotidiennement depuis des décénies.

La montre change de main pour que la gauche se faufile dans le bracelet. Le contact avec le métal glacial le rassure. La main droite manipule le mécanisme de fermeture, dont le cliqueti rappelle celui des menottes. Attaché au temps, il s'apprête à enchaîner les tâches de la journée avec la précision d'un chronographe suisse. Une voix vient de lui demander l'heure. Il lui répond machinalement et juste, sans même regarder l'instrument fixé à son poignet. La symbiose est parfaite.

La cafetière crachotte les dernières gouttes d'un amer nectar noir. Il prend sa tasse est la porte à ses lèvre tout en consultant les réseaux sociaux, sans trop prêter d'attention à l'agitation autour de lui. Puis il se lève pour s'engouffrer dans sa voiture. Le trajet est court, mais, rythmé par les feux, il dure longtemps. Tellement longtemps, qu'il regrette, comme la veille, de ne pas l'avoir fait à pied. Mais ce serait oublier qu'il doit déposer les enfants à l'école.

Le gardien l'accueille au seuil de l'entreprise et vérifie son badge. Sécurité oblige. Il se dirige vers son bureau en croisant les collègues. Chacun sort sa blague quotidienne. L'automatisme est bien réglé. Il s'assoit devant l'écran et l'agenda s'ouvre pour dérouler le programme de la journée. La souris entame son balai : un clic pour commencer l'opération et un autre pour passer à la suivante. Le temps de réalisation est affiché à l'écran. Au moindre retard, il devient menaçant. Le patron est formel. Seule compte la rentabilité.

La matinée s'achève. La pause déjeuner vient de commencer alors qu'il est toujours assis devant son ordinateur. Peu importe ce qu'il en fait, dans trois quart d'heure la noria repartira.

Dans la salle réservée au personnel, les employés mangent ensemble. Les mêmes sujets sont abordés par les mêmes personnes en respectant le même ordre. La pause est terminée. Chacun retourne à son travail.

L'après-midi se termine. Le trajet est pris en sens inverse. Les enfants sont récupérés : la soirée leur appartient. Il a tendance à vouloir s'affaler sur le divan devant la télévision, mais rapidement une voix dans la cuisine lui rappelle son devoir : sa progéniture est en manque de son autorité.

Un jeu, ou plutôt le jeu, s'installe alors. Les petits testent la tolérance de Papa : une façon de se prouver qu'ils existent. Devoirs d'école, repas, toilette, et coucher se succèdent, pendant que la télévision opère sa lobotomisation de masse. Violences et émissions éloignées de la réalité se succèdent pour vendre l'illusion que l'homme est libre sur Terre.

Les années passent et les enfants ont grandi.

Comme tous les soirs, éreinté, il enlève son bracelet-montre, le pose sur la table de nuit, juste un dernier geste avant de s'endormir, juste le dernier geste avant d'être libéré du temps.

Demain, il ne se lèvera plus.