29/01/2020. En arpentant les rayons de la Médiathèque municipale de la Capitale de l'île, un nouvel "employé" m'interpela. Perché sur un piédestal noir, un ordinateur à écran tactile attend que les lecteurs viennent lui rendre les livres qu'ils ont empruntés. En guise de membre, il dispose d'un scanner pour déchiffrer le code-barres de la carte du lecteur, et d'un capteur dissimulé dans le plateau pour lire la puce RFID du document rendu. Avant lui, ce travail était fait par des femmes et des hommes fort sympathiques, toujours souriants. Lui, plutôt austère, patiente dans son coin.

La raison de sa présence serait d'offrir aux abonnés, la possibilité de rendre les livres après 18:00, heure limite de la présence du personnel actuel. Si cette extension de service est fort louable, pourquoi ne pas avoir embauché une personne à sa place ?

La question n'a rien à voir avec le clivage conservateur contre progressiste. Au contraire, elle s'inscrit directement au niveau de l'article 6 de la "Charte de l'environnement de 2004", partie intégrante de la Constitution de la République Française, dans sa version de janvier 2015, soit celle applicable aujourd'hui.

L'article 6 stipule :

Les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. À cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social.

Or sachant que :
  • tout d'abord, la CINOR - nom mentionné sur l'automate - est, en tant que communauté d'agglomération française, actrice de la politique publique et auteure - en partie - de cette nouvelle organisation de la médiathèque ;
  • ensuite, La Réunion abrite un peu plus de 800 000 âmes, dont quatre[1] sont présentes dans le top des 500 familles les plus riches de France, et 320 000[2] vivent en dessous du seuil de pauvreté ;
  • et enfin, l'île accuse un taux de chômage de 23%[3], et ce, depuis plusieurs années ;

en quoi, comme l'exige l'article 6, mettre des automates à la place des hommes dans une médiathèque municipale d'un pays impacté par la précarité, améliore les conditions de vie de sa population ?

N'y aurait-il pas là, une confusion flagrante entre le "progrès technique" matérialisé par l'automate et le "progrès social" symbolisé par le défaut d'embauche ?

Certes, il est vrai que fabriquer un automate crée des emplois. Mais ils sont beaucoup moins nombreux que les machines fabriquées, qui toutes remplaceront au moins une personne, voire plus. En effet, contrairement aux humains, elles peuvent travailler 24h/24 et 7j/7. Le calcul n'est pas compliqué. Un automate, qui remplace un employé, augmente le chômage, et si aucune mesure de réinsertion n'est prise, il gangrène le progrès social.

La question devient plus pertinente, lorsqu'on prend conscience de l'existence de domaines où ces amalgames de métaux et de silicium favorisent le progrès social, en complétant l'homme sans le remplacer. La liste est longue, mais les deux exemples suivants illustreront mes propos. Les robots d'exploration vont là où l'homme ne peut pas aller, et l'IRM permet de voir des tumeurs indécelables autrement. Alors pourquoi remplacer un employé par une machine, dans une île où les éléments naturels se déchaînent, et, de ce fait, offre un excellent laboratoire d'observation ? N'aurait-il pas été possible , en formulant différemment les besoins, d'améliorer, par l'emploi, les conditions de vie d'un futur salarié, tout en préservant celles des développeurs de l'automate ?

Un peu triste, je regarde ces hommes et ces femmes souriants, accueillant le public, avec la sensation d'assister aux derniers jours d'une catégorie sociale en voie d'extinction[4] . Puis, en détournant le regard sur le nouveau "bibliothécaire" , j'aperçois en bas de son écran, son cynisme à peine caché derrière un poisson :

L'humain pour nous c'est CAPITAL.





Notes:

[1Quatre Réunionnais parmi les 500 plus grandes fortunes françaises - 03/07/2017 - Emilie Marty, Clicanoo

[2] Cartographie de la pauvreté à La Réunion - 02/10/2018 - Ludovic Besson, Insee

[3] Le taux de chômage se stabilise en 2017 - "Il reste stable à 23 % en 2017" - Aurore Fleuret, Philippe Paillole, Insee

[4] Une analogie est à faire avec les banques. Dans les années 80, les distributeurs de billets ont vu le jour très timidement. Il y a une dizaine d'années, sont apparus les automates pour récupérer les espèces et les chèques. Et depuis, nous assistons à une diminution du personnel, au point que certaines agences de quartier sont devenues entièrement automatisées. Le phénomène s'étend aux caisses des chaînes de la grande distribution. Le contact avec le public, emploi accessible avec très peu de qualifications, est de plus en plus remplacé par les machines : serveurs vocaux, site web, et automates.