Si l'homme était libre, il devrait pouvoir quitter la Terre quand bon lui semble, pour s'installer ailleurs. Or, depuis des millénaires, les scientifiques scrutent le ciel et les ingénieurs conçoivent des vaisseaux. Mais l'humanité n'a pas trouvé de corps stellaires offrant des conditions favorables, et n'a pas pu transporter un homme au delà de la Lune. Bernard Werber imagine, dans son livre "le papillon des étoiles", l'épopée d'un astronef à voiles solaires, utilisé par une élite pour s'évader vers une planète inconnue. Le voyage s'étale sur plusieurs générations. Si nous avons les connaissances pour imaginer un tel engin, hélas, nos compétences ne peuvent le construire. Le lieu où nous vivons est entouré d'un univers de désolation, qu'il nous est, aujourd'hui, impossible de franchir.

Ce sentiment est renforcé sur une île, où en quelques minutes à pied, s'étend devant vous un océan. Vous pouvez vous en approcher pour y barboter. Mais sa traversée demande un bateau ou un avion suffisamment gros. Les îles du Salut en sont un parfait exemple : l'administration pénitentiaire y avait installé un bagne, qu'Henri Charrière a décrit dans son livre "Papillon". Tiens, encore l'histoire d'un lépidoptère. À croire que cet ordre n'aspire qu'à se libérer. Une île sur la Terre est comparable à une prison dans une prison. Dans le jargon carcéral, ça s'appelle un cachot ! Et, quand vous y êtes, votre vie ne dépend que du bon vouloir du geôlier. Certes, il est doré et les pensionnaires y sont bien traités. Mais, si par malheur le fret cesse, une misère noire s'y abat, emmenant avec elle son lot d'horreurs.

Avec la mondialisation, les pays occidentaux ont préféré la monoculture, la production à flux tendus et la délocalisation au détriment de leur autarcie. Tout en étant continentaux, la survie de leurs habitants dépend des transports internationaux : un peu comme dans des îles, mais en beaucoup plus grands !

Comble de l'ironie, au début de l'année 2020, la pression carcérale s'est renforcée à l'échelle planétaire. Avec la pandémie du COVID-19, les pays décrètent les uns après les autres le confinement de leur population. Celle-ci est isolée chez elle, avec de brèves sorties quotidiennes sous la surveillance des forces de l'ordre. N'est-ce pas là, un cliché de détenus tournant en rond dans la cour d'une centrale sous les regards des matons ?

Le système est fermé. Après l'agitation, suivra l'équilibre. Puis une nouvelle crise s'en prendra au monde. L'histoire fourmille de guerres, de maladies et de cataclysmes. Un cycle continue depuis la nuit des temps, qui tantôt s'accélère, tantôt ralentit : un peu comme une respiration.

Nous sommes prisonniers dans une oasis perdue dans le désert sidéral, condamnés à naître, vivre et mourir en captivité. Mais bercés par nos illusions, dans ce monde voué à disparaître et mue par les catastrophes, nous gravons au burin de nos peurs et désirs quotidiens, "un tiret de quelques centimètres entre notre date de naissance et celle de notre décès, sur notre pierre tombale", remarque Eckhart Tolle. Nous venons du ciel, et nous nous acharnons à vouloir briller sur une pierre éphémère, où règne la violence. Quelle dérision !

De ce constat, une image m'est apparue, celle d'un capitaine d'un petit voilier prisonnier des flots et chahuté par la tempête. À sa place, je veillerais à ne pas sombrer, c'est-à-dire que je réduirais la voilure pour que le mât ne soit pas arraché, fermerais les écoutilles pour que les éléments déchaînés ne puissent m'atteindre, prendrais un cap qui m'éloignerait de la tempête, des récifs et des écueils, et entretiendrais le bateau pour qu'il ne cède pas. Une fois la tempête passée, je reprendrais ma route.

D'où, par analogie, si le capitaine représente la poussière d'étoile que nous sommes, le petit voilier, son corps, les flots, ce monde, et la tempête, l'ambiance tumultueuse qui s'y déplace ; alors, réduire la voilure pourrait-être une réduction de l'ego, la fermeture des écoutilles un détachement vis-à-vis des agressions quotidiennes, le changement de cap, une nouvelle orientation dans la vie, et l'entretien du bateau le soin apporté à la santé. Serait-ce donc ça, la voie : un éloignement de ce qui se fait ici bas ? Suffirait-il simplement de se "lever", pour sortir d'ici ? L'idée est séduisante.

En regardant, dans ce texte, le cheminement pris par la pensée pour aboutir à cette conclusion, nous remarquons que celle-ci s'est appuyée sur une expérience maritime et des notions d'Histoire, pour qu'émerge une réalité intérieure. Le temps, l'espace et la spiritualité semblent liés.

Aussi, à l'instar de Valérian et Laureline[1]  qui à bord du XB27 traverse l'univers et le temps, le retour à la maison sera un voyage intérieur, dans l'Histoire et sur Terre, à bord du Falco Peregrinus. Ce vaisseau mystique[2] aura des performances beaucoup plus modestes que le XB27. Son univers sera limité à une fraction de la surface du globe[3], et ses excursions temporelles aux lignes écrites dans les ouvrages d'Histoire d'une bibliothèque. L'aventure commence aujourd'hui et mérite d'être inscrite dans le journal de bord.

Falco Peregrinus, le 17/03/2020 : Bloqué à terre dans une île pour cause de confinement national.

Notes:

[1] Personnages de fiction créés par Pierre Christin, Jean-Claude Mézière et Evelyne Tranlé.

[2] À rapprocher des coracles des moines irlandais. Le fait de naviguer sur une frêle embarcation ouvre l'esprit.

[3] La zone est délimitée par les parallèles 34° SUD et 72° NORD, et les méridiens 24° OUEST et 56°' EST.