L'accueil à Kurume est marqué par le croassement des corneilles noires. Elles remplacent les pigeons des villes de l'Hexagone. Sinon, l'aspect est celui des villes occidentales : des immeubles en béton séparés par de larges artères, au-dessus desquelles s'étendent les câbles électriques. Le paysage est très éloigné de celui présent dans les estampes japonaises, où la ligne droite est proscrite. Finies les nuances : les Romains sont passés par là.

Cependant, une absence devient pesante. L'image et le son ne sont pas en accord. Comment se fait-il qu' avec autant de véhicules et de personnes, le bruit soit absent ? À La Réunion, toutes les occasions sont bonnes pour faire rugir les cylindrées. Qui n'a pas été réveillé par une "pousse" lointaine, certes, mais très virulente ? Qui n'a pas dû se taire au téléphone, car un jeune mâle passant dans la rue voulait attirer l'attention en faisant vrombir le moteur ? Qui n'a pas été obligé de crier lors d'un repas, car l'hélicoptère de la Gendarmerie volait, comme à son habitude, plutôt bas ? Ici, dans une ville ayant deux fois plus d'habitants que Saint-Denis, le bruit est tout simplement proscrit.

Le rapport avec la voiture est tout aussi impressionnant. Les véhicules volumineux porteurs d'ego sont délaissés au profit de ceux, plus compacts, spécialement étudiés pour la circulation urbaine.

Mieux, la bicyclette est entièrement intégrée à la ville. Elle bénéficie de parcs de stationnement dignes de ceux réservés à l'automobile.

La ville affiche sa modernité. Les automates de distribution ont pignon sur rue. Il n'est pas rare d'en croiser un à un carrefour, et même des commerces uniquement composés de distributeurs. La ville offre ainsi un service permanent.

Un corbeau signale sa présence. Machinalement, je tourne la tête, et, perdue dans un réseau électrique, elle apparaît. Une maison traditionnelle se manifeste, cachée au coeur de l'empreinte occidentale laissée par Little Boy et Fat Man : l'esprit japonais se relève entre Nagazaki et Hiroshima.

Devant moi s'ouvre un parc où m'attend la corneille. Un mobilier en béton a remplacé celui en bois.

Des ponts et des canaux transportent le passant loin du monde mécanique. L'esprit retrouve sa place. Il s'évade en contemplant les cours d'eau et les animaux.

Ces derniers se présentent avec fierté à l'homme. Ici, ils sont chez eux et non simplement tolérés. Les carpes vivent sans inquiétude, bien loin des panneaux d'interdiction de pêcher. Ici, le rapport avec la Nature est fondé sur l'assimilation.

Une musique douce m'invite à quitter ce lieu paisible. Le personnel s'aligne pour former une haie d'honneur et me remercie de ma visite. Il agira ainsi avec tous les visiteurs.

Un peu sonné par cette vie calme, lentement je regagne l'hôtel et m'apprête à écrire ce billet. Assis au bureau de la chambre, je frappe les lignes de cet article quand soudain le mini frigidaire placé sous le bureau heurte légèrement mon pied gauche.

"Objet inanimé, aurais-tu une âme pour justifier ton mouvement ? " me dis-je. Je vérifie son installation. Il est sur une estrade bien plate. Quelques lignes plus tard, la bouilloire se met à vibrer. Est-ce l'esprit du Japon qui se manifeste ?

Non, c'est tout simplement un rappel que la vie peut basculer à tout instant. Le Japon est une zone sismique et la population a appris à vivre avec. Est-ce là la raison de leur extrême politesse ? En effet, si la vie est si fragile, alors pourquoi perdre son temps dans des rivalités toutes plus futiles les unes que les autres ? S'il suffit d'une poignée de secondes pour voir sa maison s'écrouler, alors pourquoi être fâché avec son voisin qui pourra nous aider ?

La collaboration s'impose d'elle-même par les éléments naturels. L'occidental que je suis est en proie à un vertige dont l'issue est irréversible. Formé à la compétition, il se retire du combat. À quoi bon flatter des ego corrompus alors que de par le monde, existent des âmes qui partagent les mêmes valeurs et sont prêtes à vous tendre la main ?

La vie s'écoule alors calmement dans une petite rivière et traverse toute la ville, qui, avec ses immeubles et ses automates porte les stigmates d'un monde disparaissant, largement plébiscité par Hollywood.