Idées noires calmement entassées dans un corps taillé pour le combat, à l’instar des grains de poudre dans une grenade quadrillée, telle est l’aspect de la colère.
Après un calme apparent durant lequel s’accumulent les humiliations, les mensonges, et les traitrises, jaillit une petite étincelle, qui d’habitude ne laisserait ni cendre, ni suie. Mais, là, c’est l’explosion brève et instantannée, qu’il faut canaliser au plus vite pour ne pas blesser.
Le poing vole alors vers un mur pour ne pas atteindre le visage de l’interlocuteur. À cet instant, la lucidité est à son paroxysme pour choisir l’emplacement de l’impact. Une simple cloison est à éviter, car trop fragile. Non, il faut un bon mur porteur, costaud, bien résistant. Et là, la radiographie est formelle. La fissure n’est pas sur le mur, mais bien sur la phalange. La pose d’une attelle s’avère nécessaire.
Quand le mur est trop loin, c’est le plongeon immédiat dans la piscine pour étouffer un cri lancé à pleins poumons. Cette solution soulage et permet de retrouver rapidement la tête froide, surtout quand la piscine est à l’extérieur, en plein hiver.
Sans piscine, ce qui est souvent le cas, il y a la sortie précipitée. Une solution certes élégante, a priori, si ce n’est qu’une porte d’entrée, qui n’a pas supporté d’être refermée brutalement, coûte cher.
Enfin, il y a des lieux qui sont absolument à éviter, comme le tatami. Cet endroit, propice au combat, accélère les mouvements, quand la colère se déclenche. Là où le partenaire, devenu adversaire, ne devait tomber qu’une seule fois, une réitération s’installe. À peine relevé, il rechute aussitôt, et ce, jusqu’à ce que la honte arrête ce petit jeu.
Une fois la colère dissipée, la sérénité revient, souvent accompagnée d’une explication : l’autre doit savoir la raison de ce qu’il vient de vivre. Il devient alors le témoin d’une forme d’autoflagellation, car quel est le bénéfice procuré par une attelle, un bain glacé, une dépense inutile ou un sentiment de honte : une bonne excuse pour accumuler, de nouveau, un sentiment négatif et ainsi préparer la prochaine explosion ?
La canalisation n’est qu’une manière de prendre sur soi, pour protéger les autres, ce qui est déjà un bien. En aucun cas elle ne supprime les causes, à savoir les contrariétés retenues et les incidents bénins. Et pourtant, il suffirait de peu de choses :
- une part d’humilité pour échapper aux humiliations ;
- une quête de la vérité pour éloigner les mensonges ;
- une acceptation du comportement humain pour se défaire des traitrises ;
- et une prise de distance vis-à-vis de toute âme belliqueuse.
Mais long et dur est le cheminement, pour celui qui a été formé à « être le meilleur » par :
- la compétition enseignée dans les milieux scolaires ;
- la séduction opérée auprès d’une clientèle ou d’un électorat (ne parle-t-on pas de clientélisme ?) ;
- la manipulation imposée par le plan de carrière ;
- et la conquête indispensable des marchés économiques.
Comment accepter de :
- se former pour donner le meilleur de soi aux autres, et non, pour les écraser ;
- renoncer à des sources de revenus, dont la valeur est moindre que celle de la parole donnée ;
- laisser passer des collègues devant soi, tout en leur assurant les compétences qu’ils n’ont pas ;
- et abandonner la conquête économique, pour favoriser la collaboration entre humains ?
En d’autres termes, comment transformer la grenade en premier étage d’une fusée, c’est-à-dire, celui qui fait décoller tous les autres, et qui termine vidé, abandonné au fond d’un océan ?
Le choix est difficile.
Non seulement l’ego, aiguisé depuis toutes ces années, le refuse, mais aussi l’entourage, décourage tout explorateur s’aventurant dans cette voie.
Cependant au fond de moi, une petite étincelle brille et m’encourage de sa voix :
« Crains-tu la mort ?
- Pas spécialement, elle est la finalité de toute vie. Peut-être la douleur qui la précède ?
- La douleur n’a pas de réalité, c’est juste une interprétation de ton cerveau. Elle prendra fin avec lui. Alors, qu’est-ce qui t’en empêche ?
- L’ego et l’entourage.
- En effet, c’est ce que tu as écrit. L’ego et ton entourage sont des constructions cérébrales qui te différencient des autres, alors que tu n’es qu’une conscience faisant partie d’un tout. Et c’est le cas de chaque personne constituant ton entourage. »
Comment renier l’évidence ? Prenez un guitariste. Peut-on dire que sa main droite est meilleure que sa main gauche ? Vraisemblablement, non. En effet, l’une pince les cordes et l’autre les parcourt, et ensemble, les deux font vibrer l’instrument, d’où sortent les mélodies. Comme elles ne font pas la même chose, il n’est pas possible de les comparer. Maintenant, si brutalement, l’une des mains, par esprit de compétition, venait à faire ce que l’autre fait, l’harmonie se transformerait aussitôt en chaos.
Les deux mains sont différentes, mais elles appartiennent au même corps. Il en va de même de chacun de nous : nous faisons partie du même tout, même si nos perceptions, nos consciences, sont différentes. La construction de l’ego nous force a être à la tête de la hiérarchie de notre entourage. Nous voulons être le père de famille, la mère des enfants, le chef d’entreprise, le maire de la ville, etc. Mais quand acceptons-nous d’assurer simplement une fonction du mieux possible (par exemple : apprenti forgeron, forgeron, maître forgeron), dans une vie qui suit une évolution sociale (bébé, écolier, collégien, lycéen, étudiant, salarié débutant, parent, salarié progressant dans la hiérarchie, retraité, et défunt) ?
Je relis une dernière fois la question, interrompu par le décompte de la petite voix :
« Cinq ... Quatre ... Trois ... Deux ... Un ... Zéro. »