Une main céleste jeta une poignée de graviers dans la mer des Caraïbes, en faisant un large mouvement circulaire. A cet endroit, l'eau n'était pas assez profonde pour immerger les cailloux. Ainsi naquirent les Antilles.

Cette phrase aurait ravi la population du siècle dernier, juste avant qu'Albert Wegener lance ses premières constatations sur l'emboîtement des continents.  Suivront alors, la théorie de leur dérive, puis celle de la tectonique des plaques. L'archipel des Antilles est le résultat d'une subduction frontale entre la plaque Atlantique et la plaque des Caraïbes : la technique efface la poésie.

Parmi ces îles, un rocher de 25 km² a dévoilé mon existence aéronavale, de ce besoin inexplicable qui me pousse à me déplacer dans les eaux ou dans les airs, voire à l'aide des deux fluides : Saint Barthélemy . J'y suis aller trois fois, à des moments marquants de mon existence, et suffisamment espacés pour être le témoin de son évolution.

La première fois, j'avais deux ans. Mes parents avaient été nommés pour y enseigner et mes souvenirs se limiteraient à quelques images fugaces, si à cette époque, mon père avait refusé d'entamer sa carrière de cameraman amateur, spécialiste es super 8. Il a immortalisé sur plusieurs kilomètres de pellicules, les paysages, les gens et les instants de l'époque, pour les projetter et les commenter régulièrement pendant toute mon enfance : les souvenirs ont été renforcés par une culture audio-visuelle.

Pendant la même période, nos amis St-Barth sont venus nous rendre visite plusieurs fois en France. Nous en profitions alors pour passer les vacances ensemble. Les personnages des images projettées prenaient du volume et une réalité : à travers eux j'apprenais ce que fût ma vie entre deux ans et quatre ans.

Saint Barth à l'époque des Beatles parait déserte : la plage de Saint Jean est vide et les touristes sont tout simplement absents. Ses ressources en eau sont insuffisantes pour l'agriculture. Les maisons sont équipées de citernes dans leurs fondations, afin d'y stocker l'eau provenant des rares précipitations. La population vit surtout de la pêche et de l'import-export. La voiture y est rare et offre un ridicule rayon d'action, comparé aux petits avions monomoteurs, du même genre que ceux que je piloterai douze ans plus tard, et aux goélettes, qui eux assurent la liaison avec les autres îles des Caraïbes, et de ce fait sont les seuls véritables vaisseaux pour la liberté. L'air et la mer, voler et voguer, tel fût le germe planté en moi. A cette époque, j'ai mon premier bateau : un pneumatique spécial enfant. Capitaine de 3 ans, bien assis au fond de l'embarcation tirée par mon père, j'affronte la mer des Caraïbes et m'exerçe à la navigation plus que côtière : le barbotage ! Le germe agit.

La seconde fois, j'avais onze ans. Là, mes souvenirs sont biens les miens ! Nous sommes allés revoir nos amis pour les vacances. Quand je dis "Nous", je parle de mes parents et de mon frère, certes. Mais aussi de quelques oncles, tantes, cousins et cousines : une véritable expédition.  Arrivés sur l'île, les enfants bénéficiaient d'une forte autonomie : ils pouvaient aller où bon leur semblait à condition de le signaler aux adultes et de respecter les horaires : les yeux de Peter Pan filmèrent ce mois idyllique.

Saint Barth à l'époque des Wings vient de s'équiper d'une usine de dessalénisation pour satisfaire les besoins en eau de ses habitants : la démographie est croissante. La population découvre que le tourisme est une manne potentielle. L'automobile conquiert le territoire : je l'utilise pour me rendre aux plages, en stop, suite logique d'un esprit d'aventure. Les petits bi-moteurs ont remplacé les monomoteurs et les vedettes ont pris la place des goélettes. Je découvre que l'action de l'air sur la voile, combinée à la réaction de l'eau sur la dérive, permet à un bateau de se déplacer avec précision. Et, c'est en n'ayant comme seule limite l'horizon, que je pourfends, tel un marin sollitaire, les flots du port de Gustavia, à bord d'un Optimist. Le germe grandit.

La troisième fois, j'avais dix-neuf ans, une bonne expérience de la voile et le brevet de pilote avion en poche, mais pas de permis de conduire : aéronaval, je vous ai dit, pas terrestre.  J'étais seulement accompagné de mon frère, pour un mois de vacances. Nos amis nous avaient prêté un logement, que nous partagions avec leurs fils : quatre jeunes seuls dans un appartement. Les nuits Antillaises furent dures ! La fête est culturelle sous les tropiques. Tel Corto Maltese, je me laissais porter par le vent de la destinée.

Saint Barth à l'époque de Paul McCartney est métamorphosée. Les Yachts mouillent au large de la rade. Les "Peoples" sont là. Celle qui jadis était ignorée par tous, est convoitée de tous. L'industrie du tourisme s'est implantée avec ses hôtels et ses night club. L'eau en bouteille coûte plus chère que le rhum, mais qu'importe, elle se mélange moins bien avec le Coca.  Les liaisons aériennes sont assurés par des bi-moteurs d'une vingtaine de places, plus lourds et plus durs à poser. La piste de Saint Barth est l'une des plus délicates au monde. Durant ce mois, trois aéronefs vont terminer leur course dans la mer : aucune victime. Cette année, elle s'appelle Isabelle. Elle est en vacances sur l'île. Elle est à l'Anse des Cayes et je suis dans la partie est de la Baie de Saint Jean : 2 km de mer nous sépare. Que faire ? J'emprunte un Sunfisch, un dériveur ultra léger, et direction la belle. Certes, ce n'est pas mon premier cabotage, surtout sur une si courte distance, mais c'est la première fois que j'utilise la mer : avant, je la pratiquais. Le germe est mûr. 

Aujourd'hui, un vieux tube est passé à la radio. Mon père l'avait utilisé dans la bande sonore des films. Les paroles sont de Paul McCartney, et j'ai associé les deux premiers couplets à Saint Barthélemy.

 

"  , all my troubles seemed so far away
Now it looks as though they're here to stay
Oh, I believe in .

Suddenly, I'm not half the man I used to be,
There's a shadow hanging over me.
Oh, yesterday came suddenly... "

 

Est-ce par nostalgie ? Sûrement ! Mais le développement de l'île a aussi apporté son lot de malfrats. Deux de mes amis ont été assassinés, agés alors d'une vingtaine d'années. L'an dernier, une femme a été poignardée par une junkie . La cause ? Le trafic de drogue croise au large de l'île entre les pays producteurs, comme la Colombie, et les paradis fiscaux, où sont blanchis les revenus des narcotiques. Il présente une réelle menace et il suffirait de peu pour que Saint Barth ne devienne que l'ombre d'elle même. Heureusement, la population s'est mobilisée contre ce fléau en renforçant le sentiment d'appartenance à un pays original, par le développement de la protection de son patrimoine culturel : les valeurs morales préservent des moeurs toxiques.